mercredi 30 janvier 2013

PROLOGUE



La silhouette sombre d'un gamin se découpait du ciel doré qui tombait en poussière sur les dunes chaudes de ce désert égyptien. Il était pieds nus, des étoffes de toile voilaient son corps bronzé, le dissimulant ainsi aux caresses cuisantes de l'astre jaune en déclin. Le garçon marchait, le regard immobile et froid, fixé sur ce petit village enveloppé du châle crépusculaire qui, filtrant les derniers rayons du soleil couchant, se colorait d'orange teinté de rose, de bleu teinté d'argent.

Son visage portait cette douceur révoltée qui n'appartient qu'aux garçons prenant conscience de leur condition d'homme. Ses cheveux d'un brun chaud et soyeux retombaient souplement autour de sa jolie figure que bientôt quittera le songe de l'enfance. Ses yeux, bordés d'une ombrelle de cils noirs qu'effleuraient des larmes arides, avaient un éclat inquiétant, une lueur farouche et vacillante. Ses lèvres étaient d'autant plus fines qu'elles étaient serrées, crispées sur cette expression boudeuse et contrariée des adolescents. Aujourd'hui il devait revoir sa mère.

Une mère qui allait mourir, une mère qui était déjà morte pour lui. Elle était là-bas, dans un de ces bâtiments, peut-être l'attendait-elle, peut-être plus. Un rictus déforma brièvement ses traits harmonieux. Il descendit la dune de sable qui le séparait encore de celle qui l'avait lancé dans la vie comme l'on jette un oisillon du nid.




***





Son regard absent fixé sur le plafond qui semblait peser sur son corps étendu, Noura Latif attendait. Elle attendait Yacine en priant Dieu de ne pas venir la chercher avant qu'il n'arrive. Yacine. Cet enfant qui était son fils. À quoi ressemblait-il à présent ? Elle l'avait confié à de la famille à Paris, il y a de ça une dizaine d'années. Son mari, alors atteint d'une maladie incurable, avait dut quitter son travail. Ils n'avaient plus le sou. L'enfant était parti, et un jour, le mari aussi. Mais aujourd'hui le premier lui revenait. Aujourd'hui elle le prendra dans ses bras et lui demandera pardon. Il lui pardonnera, son fils est un bon garçon. 

Noura guettait le bruit des pas dans le couloir qui filtrait à travers la porte fragile de sa chambre d'hôpital. Lorsqu'elle s'ouvrit sur une ombre de haute taille, Noura cru que c'était le médecin qui était de retour. L'ombre se découpa de l'embrasure de la porte, se heurta à la lumière crue de la cellule hospitalière, et disparut, laissant place à un magnifique jeune homme. Noura, émue, avait du mal à croire qu'il s'agissait-là de son petit Yacine, son gamin des sables. Des larmes chaudes fluaient et refluaient sur son visage bouleversé et pourtant immobile. La gorge sèche et des sanglots dans la poitrine, la femme ne put dire un mot. Yacine s'approcha et posa sur sa mère un long regard bleu, où rien ne transparaissait. Une infirmière était entrée, Yacine tourna lentement la tête vers elle, une question au bord des lèvres :


"- Les médecins ne lui donnent pas plus de vingt-quatre heures, Monsieur Latif, murmura-t-elle en devinant la question de Yacine. Une balle dans le dos, sans parler du piétinement qui a suivi, elle a de la chance de pouvoir encore vous regarder vous savez."


Yacine hocha la tête, impassible. Il plongea ses yeux dans ceux de Noura, c'était le ciel calme et froid qui couvait de son immensité l'immensité d'une mer agitée et fiévreuse.. Les yeux de Noura était deux parcelles d'une mer limpide au milieu desquelles gisaient, abandonnées, deux barques ivres et noires, qui se balançaient sur l'onde lacrymale, d'un mouvement inquiétant et sinistre. Ennuyé par cette vue, Yacine se détourna de sa mère en soupirant. Il ne ressentait rien, sinon du mépris. En cherchant quelque chose pour se distraire, Yacine remarqua dans un coin de la pièce un carton abîmé qui avait été posé là, sans doute provisoirement. Yacine se déplaça, curieux de voir ce qu'il contenait.

En le voyant s'approcher du carton, Noura songeait à l'autre enfant qu'elle avait abandonné, et dont elle avait tenté vainement de retrouver la trace lorsque l'âge et la maladie l'accablèrent de regrets. Quelques années après avoir emmené Yacine en France et être revenue en Égypte, alors qu'elle était guide touristique, elle avait été séduite par un jeune Français en vacances avec ses amis. Elle avait alors vingt-huit ans et c'était la première fois qu'on lui récitait des poèmes. Alors, au moment-mêmeson mari souffrait comme elle souffrait à l'instant sur ce lit d'hôpital, elle se laissa aller à l'amour. Quelques mois plus tard, elle donna naissance à un bébé qui avait les yeux ambrés. Elle avait accouché à quelques mètres de son mari qui s'éteignait. Pour ne pas alimenter les ragots qui fusaient déjà dans son village près du Caire, elle avait aussitôt appelé le Français en lui ordonnant de venir chercher sa fille, qu'elle ne pouvait garder. Celui-ci vint, emporta l'enfant sans un regard pour la mère et s'en alla. Il lui avait bien proposé dans des lettres enflammées de l'épouser et de l'emmener en France où ils pourraient récupérer Yacine et élever la fillette ensemble... Mais Noura avait refusé. Elle avait trop peur de faire honte à son fils, qui aujourd'hui la regardait, une expression inquisitrice sur son visage angélique, le paquet tendu vers elle.


Noura l'observa un instant avant de murmurer d'une voix rocailleuse qui n'était pas la sienne : « Ouvre le ». Yacine s’exécuta, son air curieux devenant perplexe. Il releva les yeux vers sa mère, le visage crispé par l'incompréhension. Devant le manque de réaction de Noura il recommença à fouiller dans le carton. Ses doigts qui déplaçaient des centaines de morceaux de papiers tombèrent sur une enveloppe. Il l'ouvrit, en sortit une lettre dont il ne reconnaissait pas l'écriture. Il regarda la signature, et fronça les sourcils. Il voulu questionner sa mère. Il se tourna tout entier vers elle et plongea son regard dans le sien. Il s'était éteint, ne laissant comme trace de son ardeur qu'une flaque de larmes dans laquelle semblaient flotter ses cils noirs de chagrin.

Elle était morte. En touchant son bras du bout des ongles, Yacine sentait ses muscles se roidirent.

Cela ne lui inspira rien de plus qu'un vague agacement, il aurait voulu qu'elle meurt après lui avoir donné une explication. Que signifiait cette lettre signée des initiales A. R. ? Qui était donc la prénommée Jamila à laquelle cet A.R. s'adressait ? Et pourquoi se sentait-il troublé de cette lecture ? Quelque chose l'envahissait qu'il ne saurait nommé... Et tous ces textes qui avaient l'air de poèmes, pourquoi et comment étaient-ils entrés en sa possession, lui qui n'avait que faire de la littérature ?...


Du reste, c'était là ses seules interrogations. La mort de sa mère n'avait à ses yeux guère plus d'importance que la mort de la plus infime des fourmis. Sa mère ne fut rien que la fourmi ne saurait être. Elle n'avait rien fait de bon, et à cause d'elle, il s'était senti orphelin avant même de le devenir.




Chapitre 1 : Sarah Lefailler (1982-2012)



Sarah était le genre de femme qu'on ne remarquait jamais du premier coup. Petite et frêle, toujours habillée de vêtements simples aux couleurs passe-partout, elle avait le don de se fondre dans la foule. Ses cheveux ternes encadraient un visage banal, sans défaut particulier mais sans charme non plus. Elle sursautait quand on s'adressait à elle, et levait ses yeux pâles vers vous avec un étonnement poli. Elle travaillait à la bibliothèque municipale, un métier qui pouvait coller à la monotonie du personnage. Mais Sarah aimait l'intimité de ce lieu, la pénombre des étagères qui semblaient vouloir la protéger, l'ambiance feutrée qui y régnait et le silence ponctué de chuchotements qui donnait l'impression d'être dans un endroit sacré. Par dessus tout, Sarah aimait l'odeur des livres, qu'ils soient très vieux ou tout neufs. Elle laissait les pages défiler et s'imprégnait du parfum entêtant qui s'en dégageait. L'odeur des mots est une des rares odeurs qui connaît dans la vieillesse son épanouissement. Peut être parce que les livres qui les protègent ne meurent jamais vraiment, se disait souvent Sarah en fronçant les sourcils dans une expression songeuse.

Sarah avait trente ans, pas de petit-ami, pas d'enfants, pas de proches, pas de frères, ni de sœurs. Elle ne voyait plus sa mère qui l'avait toujours trouvée ennuyante à mourir. Elle n'avait jamais connu son père et s'en portait bien. Elle semblait indifférente à sa solitude. Mais cela n'était que façade. Bien sûr qu'elle en souffrait ! Son impassibilité apparente se craquelait de jour en jour, tel un mur autrefois splendide qui se délabrait. À force de travailler à la bibliothèque, elle avait fini par comprendre que le but de l'homme sur terre était de laisser une trace de son passage. Les livres étaient en quelque sorte les vestiges qu'ils offraient aux générations suivantes, comme une preuve de leur existence. Sarah ne voulait pas mourir comme elle avait toujours vécu : seule et inconnue. Elle qui depuis toujours vivait dans l'ombre de ces grands auteurs tellement intimidants, avait aujourd'hui soif de reconnaissance. Elle ne voulait pas de cette célébrité dont rêvent les ados devant la télévision, mais seulement qu'on admette qu'elle existe.

Alors elle s'était mise à écrire, avait passé des nuits blanches à tourner et retourner une phrase dans tous les sens, s'était émerveillée de ces instants où il lui arrivait de rédiger des dizaines de pages sans s'arrêter.. Elle avait dessinée ses personnages en s'inspirant des gens qu'elle croisait chaque matin dans les transports, certains prénoms pour les nommer s'étaient imposés à elle, pour d'autres, il lui avait fallu faire des listes infinies avant de pouvoir se décider. Elle s'était emballée et dégonflée à la manière de Baudelaire, avait pastiché Flaubert, cité Oscar Wilde et George Orwell, elle avait imité la plume de Jacques Brel et s'était même surprise à avoir écrit presque mot pour mot un paragraphe de Stephen King...

Elle avait trop lu et ne savait que mimer grossièrement ses écrivains et poètes préférés. Ses mots avait la saveur insipide du cliché, n'évoquaient rien qui n'ai déjà été évoqué, et elle s'en rendait compte. Alors elle s'était traitée d'idiote et avait pleuré de longues nuits. Elle avait parfois cherché l'inspiration dans la drogue. Ça n'avait pas marché. Rien ne marchait, elle était trop influencée pour trouver sa voie. Il lui semblait que tout avait déjà été écrit, son destin était comme immuable. Elle se désespérait de n'avoir rien connu de plus palpitant que les livres qu'elle avait dévoré. Elle se désespérait, en quelques mots, de n'avoir pas encore vécu. Car c'était la vie qui manquait à son œuvre faite d'ombre sans lumière. Il y avait tant de choses qui avaient échappées à son expérience, il y avait autour d'elle tant de contrées inexplorées, tant d'ébauches sentimentales et si peu de sensations abouties ; elle n'avait rien connu qui soit plein, complet. Toute sa vie elle avait été fantôme pour les uns et spectre pour les autres, invisible par sa présence et remarquée par son absence. Elle était l'anomalie de ces jeux pour enfants qui doivent affûter le regard, elle était l'objet quelconque qui disparaît sur la deuxième photographie et que l'on met plusieurs heures à situer, avant de déclamer son nom qui nous est alors si peu familier, faute de le prononcer.

Lentement, alors qu'elle plongeait dans la dépression, son monde changea. Elle fréquentait les lieux les plus insalubres de Paris, entrait dans cette espèce de cercle vicieux que les psychologues du dimanche appelleraient sans doute de l'autodestruction. Mais loin de la détruire, ce bouleversement dans sa vie l'amena à se transformer. Sa sexualité, jusqu'alors plus inexistante que celle d'une bonne sœur dans un couvent, s'était réveillée. Au contact des hommes affamés qu'elle croisait dans d'infâmes ruelles, Sarah perdit sa virginité. Le soir, quand elle rentrait, c'était avec un grand sourire qu'elle décrivait ses ébats noir sur blanc, et c'était avec grand plaisir qu'elle recommençait le lendemain. C'était dans la luxure qu'elle avait trouvé la plénitude. Et de la plénitude naissait l'inspiration, alors l'encre coulait autant que ses rendez-vous se multipliaient. Dans le sexe et dans l'écriture, elle était brusquement passée de l'abstinence à l'abondance.

Un jour, elle envoya un recueil de nouvelles érotiques à une maison d'édition spécialisée et c'est avec une sincère stupéfaction qu'elle reçue, quelques mois plus tard, un appel téléphonique tout à fait positif quant à son travail. Elle obtint même un rendez-vous avec l'éditeur qui lui déclara le jour de la rencontre, « avoir été très excité en le lisant » avec une œillade appuyée. Elle fronça les sourcils et resta silencieuse. Elle voulait être publiée.

Neuf mois plus tard, Débauches voyait le jour. Sarah écrivit d'autres recueils et peu à peu, gagna une certaine notoriété. Gonflée d'une nouvelle assurance, elle s'essaya au roman. Le premier qu'elle écrivit devint rapidement un best-seller français, et Sarah goûtait enfin à la reconnaissance. Elle existait aux yeux des gens.

Cette nouvelle vie qui commençait pour elle l'emporta dans les salons littéraires les plus en vogue du moment, elle rencontra des hommes élégants qui fantasmaient de coucher avec une auteure de littérature érotique, ses relations intimes avec la plupart d'entre eux apportèrent d'ailleurs beaucoup de richesse à son œuvre. Elle continua à écrire et deux ans plus tard, on lui publia un sombre et sanglant polar, qui suscita le dégoût des médias tant il choquait par une vulgarité anodine, si familière qu'elle provoquait chez le lecteur le plus averti un malaise troublant et contradictoire, une sorte d'excitation mêlée de répulsion.

À partir de ce moment, la renommée de Sarah Lefailler devint un peu plus discrète, elle faisait désormais partie de ces écrivains que les gens n'osaient admettre lire en public. Elle effrayait autant qu'elle fascinait. Et les gens se demandaient si le diable ne s'était emparé de sa plume, pour écrire des choses aussi perverses avec ce ton tellement jubilatoire.

Blessée par le dégoût qu'elle suscitait chez ses contemporains, Sarah s'efforçait à présent de se faire un peu oublier. Contre toute attente, il lui arrivait de regretter son anonymat. Elle détestait les regards suspicieux que lui jetaient les passants quand ils la reconnaissaient. Elle ne s'en plaignait jamais cependant, par crainte de paraître capricieuse. Elle ne souhaitait plus être remarquée, alors elle essayait d'endosser à nouveau l'apparence strictement banale d'un rat de bibliothèque. Mais c'était sans compter sur ce jeune homme à la beauté diaphane qui la suivait partout. Où qu'elle aille. Elle avait remarqué depuis quelques semaines que le garçon se trouvait être un peu trop souvent dans son sillage. Le phénomène paraissait étonnant dans une ville comme Paris, et bien qu'elle s'était suggérée que ce pourrait être un effet de son imagination, le hasard maintes fois répété fit qu'elle n'y croyait plus vraiment. Il était absurde que cet homme la suivait et pourtant, elle le voyait parfois jusque devant l'immeuble qu'elle habitait sur les quais de la Seine, son visage blafard illuné d'une clarté lugubre.

Dans le métro parisien qui ressemblait à une fourmilière gigantesque, le garçon était encore là, quelques mètres derrière elle. Elle l'observa en biais et ne pu qu'admirer son élégance divine. Son visage semblait avoir été sculpté par un artiste formidable, il évoquait une finesse et une fragilité tragique, de celles que l'on retrouve rarement chez les hommes. Sa bouche, merveilleusement ciselée, appelait aux baisers fougueux, aux murmures sensuels, aux chants d'Orphée. Son nez était tout à fait charmant, ni trop petit ni trop grand, il se dressait entre ses pommettes hautes et saillantes. Ses yeux d'un bleu d'aquarelle, perçants et cerclés de longs cils recourbés, avaient cet éclat propre aux séducteurs que l'on retrouve aussi chez les félins. Tout autour de cette perfection fabuleuse, on avait disposé de belles boucles d'un brun précieux où brillaient quelques lueurs mordorées. Cet homme était un rêve, il ne pouvait en être autrement. La silhouette filiforme que Sarah devinait dans son dos lui faisait penser à l'ombre d'une flamme qu'on ne peut toucher ni sentir mais seulement discerner dans une vision mouvante. En lui jetant un dernier regard avant de sortir sur le quai, elle se demanda s'il était vraiment un homme.. Il y avait tant de féminité sur ce visage étonnant, mais il avait néanmoins le corps d'un homme, un homme mince, très mince certes, mais tout de même... Ce pouvait-il... ?

Sarah fut soudainement interrompue dans ses réflexions, quelqu'un l'avait plaquée sans ménagement contre le mur vétuste de la ruelle qu'elle traversait. Elle leva les yeux, et ne put s'empêcher de rougir en croisant le regard du jeune homme qu'elle n'avait cessé d'observer dans le métro...

« - Suis-moi », ordonna-t-il d'une voix comme un râle, rugueuse et douceâtre.

Il lui saisit le bras d'une étreinte douloureuse et la traîna de rue en rue sans qu'elle n'essaie de se défendre. Sarah ignorait pourquoi elle se laissait entraîner de la sorte, son cerveau était comme paralysé par l'attitude impérieuse de cet homme dont l'allure mystérieuse résultait d'une terrible confusion entre le charisme d'un tyran et la candide grâce d'un ange. Et se dégageait de cette alchimie étrange quelque chose de dangereusement onctueux, comme l'aspect velouté d'un fruit défendu. Elle ne pouvait pas lui désobéir, dans son ombre, elle n'était qu'une poupée de chiffon faible et lâche. Une petite chose impuissante et soumise. Elle n'avait jamais eu l'étoffe d'une forte femme, la vie l'avait toujours habituée à s'effacer devant les rapports de force.

Le crépuscule s'éveillait tandis que l'étrange couple déambulait dans un dédale de petites rues parisiennes que Sarah n'avait jusqu'alors jamais remarquées. C'était le sanctuaire des marginaux qui perçaient et tatouaient leurs corps, des drogués qui semblaient agonir dans les renfoncements de trottoirs, protégés par des chiens faméliques et méchants. La puanteur s'élevait des caniveaux, ses effluves qui vous prenaient aux tripes étaient si intenses qu'elles en étaient palpables, Sarah avait même l'impression de les effleurer, de s'y heurter. Ce qu'elle reniflait là, dans les entrailles de la ville, allait au delà de son imagination, au delà des mots. La chaleur de ce mois de juillet rendait les exhalaisons insoutenables ; elles semblaient transformer l'air en quelque chose de solide, d'impénétrable. Ce mélange fétide d'urines, de vomissures, de déjections, d'alcool bon marché qui couvraient murs et asphalte faisaient le bonheur des rats et des cafards, et la nausée de Sarah.

Elle se tourna vers le jeune homme. En le regardant de si près, il était inconcevable de se le représenter dans ces lieux morbides. Et pourtant, ce qui se dressait autour d'eux n'était guère sorti d'un songe. L'homme était si propre sur lui, si candide et tellement pur que sa place dans ce monde miséreux semblait incongrue, indécente même.

À nouveau, Sarah se retrouva plaquée contre le mur d'une impasse. L'homme la regarda longuement, les cils papillonnants à la manière d'une femme, les narines frémissantes, un rictus amusé déformant sa bouche sensuelle.

Une main qui fend l'air, une lame qui scintille, une déchirure et c'est Sarah qui meurt avant même de crier, avant même de pleurer, avant même d'implorer. Une tâche sombre s'élargit sur sa poitrine et déborde de perles rougeâtres. L'homme observe ses yeux se voiler dans une expression de surprise, de résignation aussi. Comme si, au plus profond de son âme, Sarah avait su que son heure était venue.


Mais il n'en avait pas fini avec elle. Son sourire s'était élargi, l'excitation qui émanait de son corps le fit trembler violemment. Il n'y avait plus trace de charme dans son expression, la folie, l'instabilité défiguraient la précédente délicatesse de ses traits. Un filet de bave au coin des lèvres, les yeux plus exorbités que jamais, tandis qu'il déshabillait entièrement Sarah Lefailler. Une fois qu'elle fut nue, il retira son jean, baissa son caleçon. Son sexe bombé, droit comme un serpent, semblait défier l'intimité du cadavre.... Oserait-il ?...



***



Il se rhabilla quelques instants plus tard. Il s'empara d'un objet dans la poche du manteau du cadavre avant de l'imbiber d'essence, et de l'enflammer d'un sinistre craquement d’allumette. Demain l'affaire fera la une des journaux, et sera oubliée dans une semaine, songea le jeune homme avec un vague sentiment de déception tandis que le visage de Sarah Lefailler fondait comme de la cire sous ses yeux.

Il s'en alla de sa démarche féline, glissant dans l'ombre des rues, en faisant cliqueter un trousseau de clés, oraison anodine, jusqu'à ce qu'il arrive devant chez Sarah Lefailler. Là il pénétra dans l'immeuble et monta au troisième étage en faisant crisser ses chaussures sur le parquet grinçant des marches usées. Déclic métallique d'une clef qui tourne dans la serrure ; gémissement sonore d'une porte qui s'ouvre à contrecœur, à l'image de l'innocente défunte offerte aux souillures des vivants, et l'appartement de Sarah lui apparut dans toute sa terne splendeur. L'odeur légère du renfermé flottait au dessus d'une pièce presque vide qu'on aurait pu nommer salon aussi bien que chambre à coucher : seuls un lit ayant l'air d'un canapé et une table basse l'occupaient. Les murs pâles, d'une couleur oscillant entre un jaune très clair et un blanc très sale, transpiraient de solitude à la lumière grésillante de l'ampoule pendante. Sur le lit, un cahier ouvert, abandonné là, au milieu de rien. Il le regarda de plus près et sourit dans une expression sournoise, de celles que l'ont retrouve chez les vainqueurs qui ont triché pour obtenir quelque objet désirable.

Le cahier sous le bras, il s'en alla et rentra chez lui en métro, dans un appartement de Saint Germain Les Prés. Il entra dans l'immeuble silencieux, et monta à l'étage sans allumer la lumière. Une fois chez lui, son premier geste fut d'aller dans la salle de bain où des faisceaux de lumière blanchâtre filtraient à travers la fenêtre, et fit couler de l'eau bien chaude dans la baignoire. En attendant qu'elle se remplisse, il alla chercher un livre dans sa bibliothèque et revint aussitôt pour s'engouffrer dans l'eau chaude et délicieusement parfumée. On aurait pu croire qu'il était détendu, allongé dans la mousse, un livre à la main. Mais il fallait voir ses yeux. Animés d'une lueur folle, ils semblaient presque flous tant la vitesse à laquelle ils parcouraient les lignes du roman était vertigineuse. Ses lèvres étaient gercées et violettes. Ses mains qui tenaient le livre tremblaient, ses jointures bleuies étaient glaciales malgré l'eau chaude dans laquelle il s'était plongé. 

Le plus incroyable fut qu'il termina le livre au moment même où l'eau se rafraîchissait, il s'agissait pourtant d'un roman assez volumineux, du genre qu'on lisait en plusieurs jours. À ce moment-là, il semblait au summum de son état de transe. Il tremblait comme un épileptique, ses yeux roulaient dans leurs orbites, ses dents claquaient, s'entrechoquaient les unes contre les autres. Il lâcha le livre qui tomba dans l'eau, et se releva. Sans se sécher, il alla dans sa chambre où il s'étendit nu, accablé par la fièvre, dans un lit aussi immense que froid. 

Il pensait à ces mots terribles qu'il avait lu, et qu'il aurait aimé écrire, il éprouvait une terrible colère de ne pas en être l'auteur. C'était la deuxième fois de sa vie qu'il pénétrait dans ce tumulte irrationnel, et c'était la deuxième fois que cela arrivait après une lecture envoûtante.

Il y aura un deuxième meurtre. Il le tuera de la même façon qu'était mort Caïus Schneider






Chapitre 2 : Face au crime







Le cadavre noirâtre, figé dans une expression douloureuse, gisait là sous le soleil rieur du matin, dont la vive lumière accablait les cendres qui se détachaient peu à peu du corps et s'écrasaient contre l'asphalte.

La rue se tait, se tait si fort qu'elle bourdonne de silence, elle semble irréelle, comme sortie d'un songe, d'une rêverie morbide remémorée au lever du jour, lorsque l'aurore révèle les horreurs nocturnes des hommes. Une femme sort enfin de chez elle, seule, la démarche incertaine. Tout à l'heure elle a aperçu depuis sa fenêtre ce tas de poussière noire à la forme humaine, en même temps que le Soleil qui s'en moque. Un cri déchire l'air, des voisins sortent un à un leurs têtes de leurs appartements et regardent la femme qui hurle avant de comprendre. Comprendre que cette tâche n'est pas faite d'ombre, comprendre que le hurlement lointain qu'ils ont perçu la veille était si proche, comprendre que ce hurlement était celui d'une femme qui se meure, comprendre qu'un cadavre gît sous leurs fenêtres.

Alors tous, bavant et suant de curiosité, s'approchent du corps en mêlant la rumeur de leurs chuchotements sifflants aux sirènes assourdissantes des policiers de Paris, alertés du meurtre. La scène qui suit est faite de flou et de mouvements, de bruits et de visages, d'émotions humaines qui pullulent l'air, de badauds insistants, de policiers exaspérés, de femmes aux voix aiguës qui s'affolent, d'enfants qui pleurent, de questions, de cris, de soupirs, de têtes qui se haussent par dessus les autres, de mains sur les yeux... Et enfin le calme. La routine reprend ses petite gens, il faut emmener Kévin à l'école, déposer Léa à la crèche, donner ce dossier en retard au patron, faire les courses, appeler le plombier... La marée humaine se retire et le corps aussi est emporté, seule une trace sombre demeure sur le goudron collant. Appuyée avec nonchalance contre la peinture écaillée d'un mur sombre, les yeux plissés par le Soleil au rictus éternel, Apolline Galinski regardait le sol devant elle, le visage inexpressif.

Elle venait d'entrer dans la Brigade Criminelle de Paris. Les romans policiers qu'elle lisait avec passion lui avaient comme insufflé cette vocation. Mais à vrai dire, en regardant la trace de brûlé sur le sol, elle se demandait si elle avait vraiment envie de connaître les péripéties à venir. En découvrant la carcasse d'os et de cendres, elle avait compris qu'il ne s'agissait plus là de fiction. Elle était dans le vrai, elle était dans la vie. Et cela ne lui inspirait pas cette curiosité dévorante de connaître l'assassin. Elle avait peur de la suite. Plus que de continuer, elle aurait voulu retourner en arrière dans le livre, au moment où cette rue n'était pas salie d'un cadavre brûlé. Elle soupira en se disant que si, c'était ça, exactement ça, qu'elle avait voulu. Il était trop tard pour faire marche arrière, elle s'était choisi une vie, c'était juste son premier meurtre, sa première affaire, elle ne pouvait y être indifférente. Quand un livre vous hâle, quand vous être pris dans ce tourbillon de mots et d'émotions, il n'est plus question de le lâcher, plus question de quitter ces lignes de vos yeux effarés. Apolline était prise à son propre piège, elle avait voulu vivre un roman policier, elle en serait l'héroïne.

***


De retour à son bureau, elle s'enquit auprès de ses collègues de savoir si personne n'avait appelé pour signaler une disparition, on lui répondit que non avant de reprendre les jacasseries. Sans plus d'informations, sans analyses, elle ne put que reléguer cette nouvelle affaire au second plan. C'était la première impasse. Le corps ayant été brûlé, aucune identification au préalable n'avait été possible. On savait seulement qu'il s'agissait là d'une femme, probablement violée avant d'être brûlée, si l'on en croyait les vêtements éparpillés autour de la carcasse. Aucune hypothèse grandiose ne jaillissait dans l'esprit embrumé d'Apolline. Perdue dans ses pensées, elle semblait hors du monde. Un homme entra dans le bureau, projetant l'ombre de sa silhouette massive sur Apolline qui leva lentement les yeux vers lui.

« - Regarde donc ce que j'ai trouvé, au lieu de gober la lune.

Il posa quelque chose sur la table, l'air aussi content qu'un labrador qui ramène la balle à son maître. Apolline lança un bref regard à l'objet et refoula le rictus qui fit trembler les commissures de ses lèvres.

- Un téléphone portable, et après ?

- La question serait plutôt : « où l'as-tu trouvé ? » Ou bien « sais-tu à qui il appartient ? ».

- Où l'as-tu trouvé ?

- Par terre, sous le jean du cadavre. La Brigade Scientifique m'a autorisé à revenir ici pour étudier son contenu. Alors Galinski, t'en dis quoi ?

- J'en dis, qu'on ne vend pas la peau de l'ours avant de l'avoir tué mon cher Léonard. Bon, voyons voir ça.

Elle alluma le téléphone sous le regard patient de Paul Léonard, son associé et meilleur ami. Elle composa le numéro de la boîte vocale, et activa le haut-parleur.

« - Bonjour, vous êtes sur la messagerie orange de, commença la voix mécaniquement aimable de la femme du répondeur.

- Sarah Lefailler, acheva une voix plus douce, teintée d'une tristesse à peine voilée.

- Veuillez laisser votre...

Apolline ferma le clapet du téléphone, et marmonna :

- C'est celle qui a écrit les bouquins trash là, non ?

- À toi de voir Galinski, de nous deux c'est toi la littéraire.

- J'avais oublié que tu t'étais arrêté au quatrième tome d'Harry Potter.

- Ça, c'était aussi petit que toi. Bon je vais voir ce que je peux trouver sur cette Lefailler, appelle donc ses contacts, faut que quelqu'un aille reconnaître son corps.

Paul s'en alla, de sa démarche paisible et mesurée, sûr de lui et de sa comparse. Si Apolline se laissait aller au doute, Paul, quant à lui, était plein de suffisance, toujours confiant et serein en toute situation. Il faisait deux fois sa taille, deux fois son poids, était fait de muscles là où elle était faite de nerfs. Il avait le teint noir comme l'ébène, elle avait la peau laiteuse et rougissait pour un rien. Elle était impulsive, il était impassible. Ils se connaissaient depuis l'enfance, ils s'étaient rencontrés au Judo. Alexandre Galinski y avait inscrit sa fille pour qu'elle s'y défoule, qu'elle épuise sur les tatamis un peu de son énergie débordante. Auprès de Paul, de deux ans son aîné, elle avait appris le contrôle de soi. Paul était le gosse que tous les parents rêvaient d'avoir. C'était sa tranquillité, sa stabilité, qui avait poussé les Léonard à adopter ce gamin du Mali. Il émanait de lui un calme résolu, qui avait du les rassurer, qui rassurait Apolline à l'instant même.

Elle regarda dans la liste de contacts du téléphone, et remarqua d'emblée le caractère formel de la dizaine de noms que Sarah Lefailler avait inscrit dans son portable. Pas de surnoms apparents, pas d'indices sur une personne qui lui serait plus proche qu'une autre, rien. Apolline regarda quels numéros elle avait appelé en dernier. Il s'agissait d'un certain Grégoire Janvier, qui par ailleurs avait tenté de la joindre dans la matinée. Apolline l'appela.

« - Ah enfin vous me répondez Sarah ! S'exclama aussitôt une voix un peu bourrue, ça fait des heures que j'essaie de vous joindre !

- Monsieur Janvier ? Ce n'est pas Sarah à l'appareil, mais Apolline Galinski, directrice du bureau de la Brigade Criminelle du IX arrondissement.

- La Brigade Criminelle vraiment ? Il s'est passé quelque chose ?

- Bonne déduction monsieur Janvier. Il s'est passé quelque chose en effet, quelles sont vos relations avec Sarah Lefailler ?

- Mes relations ? Je suis son éditeur, Sarah est écrivaine.

- Savez-vous qui je pourrais appeler qui lui soit plus proche ? Un parent, un mari, un ami ?

- Non je ne connais Sarah que professionnellement parlant, et je crois que quiconque la connaît, ne la connaît qu'autant que moi.

- Que voulez-vous dire ?

- Je ne voudrais pas que mes propos se retournent contre elle.

- Rien ne peux plus se retourner contre elle, allez-y.

- Que voulez-vous dire ?

- À vous de répondre.

- Bien.. À force de la fréquenter et d'essayer un peu de la dérider j'ai fini par comprendre que Sarah n'est pas le genre de fille à vouloir se créer des liens, à s'attacher aux gens. Elle n'est pas mariée, n'a pas d'amis ou alors n'en parle jamais, n'a pas d'enfants, et je crois bien qu'elle est orpheline. Elle ne parle jamais d'elle, aussi ce que je vous dis là pourrait bien être faux, mais je ne crois pas que Sarah était quelqu'un de très sociable. Vous êtes contente ? Bon, que lui est-il arrivée ? Elle est plutôt rentable dans son genre, alors dites moi donc.

- Elle ne vous rapportera rien d'autre que les fruits d'une œuvre posthume à présent. On a de bonnes raisons de penser que c'est son corps que l'on a retrouvé nu et brûlé dans la rue Beaumarchais.

- Non.. Non c'est pas possible, elle n'habite pas du tout dans ce coin là.. Non.. Vous devez vous tromper.

- On a retrouvé ce téléphone sur les lieux du crime. Mais pour nous assurer de l'identité du corps, il faudrait que quelqu'un vienne le reconnaître. Pourriez-vous faire ça ?

- Mais.. N'est-elle pas méconnaissable ?

- Elle est bien amochée effectivement.. Peut-être reconnaîtriez-vous un vêtement, un bijou..

- Mmh.. Où dois-je vous.. vous retrouver ?

- Quai de l'horloge, 16h. À tout à l'heure monsieur Janvier, je vous passe ma secrétaire qui va vous communiquer toutes les modalités à suivre.

- Bien, alors.. Alors, à tout à l'heure.. »



Chapitre 3 : "Les Amours mortes, n'en finissent pas de mourir."







Aussitôt que Grégoire Janvier avait vu le corps, il avait reconnu Sarah, sa « pouliche » comme il aimait à l'appeler avant.. avant qu'elle ne meure dans ces circonstances tragiques. Il avait reconnu le stylo plume Cross qu'elle ne quittait jamais, qu'elle sortait souvent de sa poche pendant leurs rendez-vous et sur lequel il avait maintes fois posé des regards admiratifs. Elle retirait le bouchon d'un geste nonchalant, et signait tous les papiers qu'il lui faisait signer. L'objet avait été élégant avant d'être noirci et couvert d'une suie collante, le relief désormais irrégulier, rugueux là où il avait été lisse à cause du métal qui avait fondu. Mais il s'agissait bien là de la plume de Sarah Lefailler. Sitôt qu'il en avait assuré l'enquêtrice, cette Galinski, il avait demandé à quitter la salle d'autopsie. La vision du corps était insoutenable.

Apolline resta un instant pour régler quelques formalités avec le médecin légiste, et s'en alla rejoindre l'éditeur qui l'attendait dehors, une cigarette aux lèvres et l'air hagard.

"- Ce n'est sans doute pas le meilleur moment, mais je suis obligée de vous demander de me suivre, je dois vous poser plusieurs questions. Vous allez venir avec moi je vais vous emmener au commissariat. Vous comprenez bien sûr que ce n'est pas parce que je dois vous interroger, que vous êtes présumé coupable.

-Oui, allons-y."



***


Cela faisait maintenant 30 minutes qu'elle l'interrogeait dans son bureau à propos de Sarah. Mais les réponses de Janvier n'étaient guère concluantes, finalement il ne la connaissait que peu. Ses rencontres professionnelles avec Sarah n'avaient données lieu ni à de la complicité, ni à de l'animosité entre eux. Il parlait du meilleur talent de sa maison d'édition avec un respect tout à fait objectif. Il avait déclaré avoir des rapports simplement cordiaux avec l'écrivaine, que celle-ci se montrait plutôt distante sans être froide pour autant, que peut-être cette réaction était liée au caractère érotique de ce qu'elle écrivait. Peut-être était-elle plus pudique que pouvait le suggérer ses romans sulfureux. Il lui promit par ailleurs de lui envoyer les œuvres de Sarah, sans doute les lire serait enrichissant pour l'enquête.

"- N'y a-t-il personne dans votre maison d'édition avec qui elle aurait eu des rapports un peu plus intimes ? Je veux dire ne s'est-elle pas fait d'amis parmi les autres écrivains que vous publiez, ou bien des secrétaires ?

- Je ne sais pas, en général les écrivains ne se rencontrent pas plus que ça, enfin ça arrive mais.. Ah si attendez ! Je l'ai déjà vue il y a deux ou trois semaines discuter chaleureusement avec Jude Davis, un écrivain prometteur lui aussi, j'ai publié son premier roman il y a quelques semaines, ce n'est pas encore un succès très médiatisé comme ont pu l'être les romans de Sarah mais c'est bien en voie de le devenir, vous ne l'avez pas lu ? Ah vous devriez ! Un chef d’œuvre... "

Il continua pendant plusieurs minutes à parler de Jude Davis, un air contemplatif et béat avait remplacé l'expression contrariée qu'il arborait depuis le début de l'entretien, il ne s'était pas rendu compte du malaise soudain d'Apolline. Son visage était devenu blême, les lèvres légèrement tremblantes, un pli était apparu entre ses sourcils.

"- Vous.. Vous avez bien dit Jude Davis ?

- Ah vous connaissez alors ? Demanda Janvier d'un ton enjoué en interrompant son discours.

- Il est toujours professeur de français ?

- Oui il enseigne encore, mais je doute qu'il continuera lorsque ses livres seront dans les bacs des Best-seller, grâce à mes bons soins.

- Il faudra que je le contacte alors, pour l'interroger sur Lefailler, reprit Apolline d'une voix un peu plus ferme.

- Euh vous ne nuirez pas à sa réputation n'est-ce-pas ? Je compte en faire un écrivain à succès pour remplacer Sarah, alors s'il se retrouve mêlé à cette affaire.. Les médias vont en faire leur pain blanc... Non non non, c'est une très mauvaise idée ! J'ai déjà perdu Lefailler, hors de question de risquer Davis !

- Mmh.. donnez-moi donc son numéro. Allez donnez-le moi monsieur Janvier ! De toute façon nous resterons discret, on n'est pas sans savoir que le plus banal des dossiers se transforme en capharnaüm dès lors que la presse s'en mêle, et ce n'est pas non plus ce que nous voulons. Si ça peut vous rassurer je ne suspecte pas Davis, c'est juste que, sans vouloir vous contrarier, cet entretien ne m'a pas apporté grand chose. Il pourra sûrement m'en dire un peu plus que vous.

- Pourquoi n'appelez-vous pas sa mère plutôt ? Un membre de sa famille pourra certainement vous éclairer. Je ne sais pas si elle et Davis étaient si proches que cela.

- Mon collègue s'en charge monsieur Janvier, mais merci du conseil. Bon, le numéro ?

Janvier marmonna quelque chose dans sa barbe. L'air grognon, il consentit néanmoins à inscrire le numéro de Jude Davis sur le post-it qu'Apolline, tout sourire, lui avait tendu. Puis il s'en alla en la saluant d'un hochement de tête peu aimable. Une fois qu'il ferma la porte, un peu sèchement, Apolline prit sa tête dans ses mains. Jude, Jude Davis. Ses années de lycée lui sautèrent à la gorge.

Elle avait 19 ans et était en Terminale au Lycée Émile Zola, il était son professeur de Littérature. Et d'aussi loin qu'elle s'en souvenait, elle ne s'était jamais sentie autant attirée par un homme. Jude. Même son prénom était charmant. Il lui évoquait de folles nuits à Londres sous un ciel d'un bleu profond, parsemé d'éclats de diamant, il lui évoquait des nuits blanches à goûter quelques fruits interdits et exaltants, il lui évoquait des nuits torrides vibrantes d'un soupçon de folie douce et de bien-être extatique. Elle murmurait encore parfois son prénom, dans un état d'égarement.. Ces quatre lettres qui s'élevaient et s'affaissaient comme dans l'étreinte tendre des premiers amours.. Elle les murmurait sans vraiment s'en rendre compte, car songer à lui équivalait à rêver debout d'un sommeil envoûtant, et alors ses lèvres en esquissant ce prénom formaient un baiser qui précédait l'ébauche d'un sourire. Entendre à nouveau son prénom, même des années-lumières plus tard, avait suffit à provoquer des nuées, des voltiges de papillons dans son estomac. Et dire qu'elle croyait avoir enterré cet amour vif, et vain...

Elle releva la tête et posa ses yeux sur le numéro laissé par Grégoire Janvier.

Elle laisserait Paul l'appeler. Elle ne se sentait pas prête à entendre de nouveau sa voix, rien que d'y penser, elle se sentait défaillir. Elle regarda sa montre, il était déjà seize heures, alors même qu'elle avait pris son vendredi après-midi pour rentrer à Rennes. Elle enfila sa veste en cuir, et sortit en trombe de son bureau avant de se heurter à Paul Léonard.

"- Regarde où tu vas Galinski !

- Tiens prends ça au lieu de faire le malin.

Elle lui colla le post-it avec le numéro de Davis dans sa paume ouverte, et lui expliqua rapidement la situation. Il hocha la tête. Elle lui répéta pour la troisième fois de la journée qu'elle partait à Rennes et ne revenait que lundi soir, car son père était malade. Il hocha la tête et l'interrompit :

- Bon Apolline, va donc retrouver ton père au lieu de gaspiller ta salive ici. Le pauvre doit t'attendre depuis une heure ou deux.

- Ouais, mais tu m'appelles à la moindre nouvelle ok ?

- Pour la énième fois : oui. Allez du vent maintenant, si le chef te croise tu vas y passer la nuit.

Apolline esquissa un sourire en pensant à cette éventualité et s'en alla, non sans un regard en arrière vers Paul, qui s'était déjà empressé d'entrer dans le bureau d'Antoine Gaspard, dit « le chef », sans doute pour éviter qu'il n'en sorte lui-même.






Chapitre 4 : Portraits




Dans la chambre de son adolescence, Apolline regardait une vieille photographie aux couleurs délavées. Elle l'avait trouvée bien longtemps plus tôt, elle s'en rappelait encore. Un jour, une de ces camarades lui avait demandé, avec cette terrible cruauté des enfants, comment elle avait pu naître puisqu'elle n'avait pas de mère. Apolline, qui ne s'était jamais inquiétée de cela, n'avait rien répondu mais la question la tarauda toute la journée et le soir, elle la posa à son père. Elle se rappelait encore de la fureur qui recouvra brièvement, comme un masque mortuaire, la douceur de son visage. Elle crut avoir fait quelque chose de mal et attendit la punition avec une grande appréhension. Il lui déclara d'une voix plus abrupte qu'il ne l'aurait voulu qu'une mère lui avait donné la vie en perdant la sienne. À ses dents serrées, à son visage fermé, à la veine qui palpitait frénétiquement sur sa tempe, elle comprit qu'il était en colère, elle comprit qu'il mentait. Son père n'aurait jamais eu de ressentiment contre une femme morte pour son enfant. Alors dès le lendemain de cette douloureuse révélation, Apolline passa la maison au peigne fin, dans l'espoir de trouver une trace de sa mère. Dressée au dessus d'un échafaudage branlant de chaises et de tabourets, tâtonnant de ses petits doigts la poussière des années sur la surface d'une armoire qui lui faisait l'effet d'un monument, elle tomba sur cette photographie et victorieuse, l'enfoui dans sa poche avant de redescendre avec précaution de cette échelle sordide.

Aujourd'hui elle regardait encore cette image qui avait défié le temps. On y voyait au premier plan une jeune femme souriante, au teint basané, au regard si clair que la pupille au centre ne semblait qu'être l'ombre lointaine d'un tilapia sous les flots du Nil, derrière elle, un jeune homme l'entourait de ses bras, et ce jeune homme, Apolline n'avait eu aucun mal à le reconnaître. C'était son père, son père avec vingt ans de moins, son père sans cette virgule de lassitude entre les sourcils, son père heureux. Et derrière le jeune couple, une pyramide se dressait, qu'on ne devinait pas au premier regard, comme si le bonheur des deux amants écrasait des millénaires d'une civilisation mystérieuse.

Très vite elle avait deviné que la femme était sa mère. Alors elle avait cherché à comprendre pourquoi elle avait choisit de ne pas l'élever, et elle avait trouvé sa réponse dans une lettre signée simplement d'un « N ». Mais celle-ci avait disparue, elle avait été brûlée par son père lorsqu'en rentrant d'une longue journée de travail il avait découvert Apolline en train de la lire, allongée sur le parquet de sa chambre. Mais peu importe que la lettre eut été brûlée, Apolline savait depuis ce jour que sa mère était bien vivante, quelque part en Égypte, et en revenant pour le Week End chez son père, elle s'était bien décidée à lui soutirer d'autres informations. C'était-là l'enquête de sa vie.


***


À des kilomètres de là, à travers les vitres du Musée Rimbaud qui s'élevait sur la Meuse, on pouvait discerner, en y regardant à deux fois, le visage d'un jeune homme à demi plongé dans la pénombre. Il baissa les yeux et disparut à la vue des noctambules de Charleville. Dans sa poche ses doigts se refermèrent sur une photographie qui paraissait d'encore plus mauvaise qualité que celle qui se trouvait au même moment entre les mains d'Apolline. On y retrouvait la même jeune fille aux yeux pâles, qui paraissait plus jeune, plus éteinte aussi. L'homme qui se tenait à ses côtés n'était pas le père d'Apolline. C'était un homme plus âgé, à l'expression inexpressive et aux traits maladifs, son visage était creusé, la peau qui lui restait était lâche et ridée, il ne souriait pas à l'objectif. Il était là, c'était tout. Entre le couple, un petit garçon regardait ailleurs, l'air absent et indifférent, peut-être un peu ennuyé également. Il tenait de l'homme dans son impassibilité, et de la femme dans la froideur de son regard.

Le jeune homme reposa la photographie dans sa poche et regarda autour de lui, il était dans la salle des portraits de Rimbaud. Il s'approcha sans un bruit et décrocha tout aussi silencieusement un des portraits du mur. Aucune alarme ne retentit, il avait prit soin de couper l’électricité. Un rictus satisfait étira ses lèvres fines. Il s'en alla dans un souffle, le portrait du poète sous le bras.